Cette dernière décennie, le ramadan est entré dans l’actualité annuelle française. Dans la rubrique « société », c’est devenu un marronnier, si j’ose dire. Une couverture médiatique de plus en plus consistante nous propose témoignages et analyses au sujet de cette pratique recommandée par l’islam. Il n’est pas abusif d’affirmer que le mois de ramadan crée une saison particulière dans la vie sociale de certains quartiers. Non seulement les familles musulmanes, après des journées éprouvantes, vivent joyeusement les soirées et, à la fin du mois, la rupture du jeûne, ce qui laisse rarement l’entourage hors du coup. Mais lorsque ces familles invitent voisins et amis de toutes confessions, ou sans confession, à partager des repas préparés avec soin, ce sont des relations nouvelles qui se nouent à l’occasion de ces festivités. Dans une société où l’on ose ni recevoir ni faire la fête, sauf avec le cercle le plus privé, le temps du ramadan apporte donc une contribution chaleureuse et bienfaisante au « lien social » quelque peu desserré. Pour quelles raisons son succès est-il grandissant, y compris chez des collégiens sans convictions religieuses formulées ? Ce court article ne se donne pas pour mission d’y répondre. Ce qui nous intéresse ici, c’est l’idée qu’une pratique particulière nous semble interroger, pour le meilleur, un environnement qui n’en connaît pas d’équivalent.

Lors d'une soirée de rupture du jeûne à Marseille/AURORE MARECHAL AFP

Lors d’une soirée de rupture du jeûne à Marseille/AURORE MARECHAL AFP

 

Ramadan et carême

L’islam a ceci que les Églises chrétiennes ont délaissé : des pratiques collectives, hors lieux saints – c’est-à-dire socialement repérables – et un peu contraignantes. Une pratique socialement repérable, ce n’est pas toujours du goût de tout le monde. Mais le ramadan est une prescription qui déchaîne peu de critiques, contrairement à regorgement du mouton, ou l’interdit alimentaire du porc que les cantines ont longtemps rechigné à prendre en compte, ou encore le port du voile dans le milieu scolaire, qui n’a peut-être pas fini de déranger… Si, dans le contexte professionnel, la pratique du jeûne est quelque peu difficile à gérer puisque nos horaires ne la prennent pas en compte, elle apparaît à l’homme de la rue comme « inoffensive » pour l’entourage et, plus encore, comme courageuse. Je crois même qu’elle force le respect chez nombre de nos concitoyens. De toutes façons, elle pousse chacun à s’interroger, un jour ou l’autre, sur les efforts auxquels l’astreignent sa religion ou ses convictions. Et il faut bien reconnaître que nos convictions, quelles qu’elles soient, ne nous demandent plus grand-chose. Les pratiques religieuses chrétiennes occidentales sont tombées en désuétude et les Églises ont peu à peu cédé sur leurs exigences.

Parmi elles, celle du jeûne, et spécialement du carême. Le carême, pour les chrétiens pratiquants, est resté un temps tendu vers Pâques, mais rarement accompagné de restrictions alimentaires, sauf dans des milieux très pieux. Le carême protestant, même s’il fait l’objet de conférences ou de méditations, n’est, si je ne me trompe, quasiment pas observé par le « peuple protestant ». Le protestantisme s’est particulièrement détaché de toutes manifestations physiques de piété. Pourtant, Calvin ne boudait pas ce genre d’exercice : « C’est un ordre saint et utile en tout temps que les pasteurs induisent leurs peuples à des jeûnes et prières extraordinaires », dit l’Institution chrétienne. Avec trois objectifs : dompter la chair ; nous disposer à la prière ; donner témoignage de notre humilité devant Dieu et confesser nos fautes. Cet engagement dans le jeûne sert aussi à l’« édification des autres ». Mais tout de suite, deux remarques : c’est toute l’existence du chrétien qui doit se placer sous le signe d’une « sobriété perpétuelle », et aucun mérite n’est attaché à la pratique du jeûne.

Il semble cependant qu’une réflexion se développe ces dernières années autour de ce sujet, dans les milieux chrétiens. Et je pense que l’islam n’y est pas pour rien. Certes, on pourra mettre le phénomène sur le compte, plus ample, du retour à une spiritualité vécue, ou de la demande de repères. Cela peut participer aussi du souci que portent certains de mieux connaître ce qui apparaît aujourd’hui comme une vraie diversité religieuse en France. Notons que des associations de quartiers se créent autour du « vivre ensemble » et des cycles des diverses confessions et religions. À Belleville, par exemple, une association a édité un calendrier indiquant les grandes fêtes des principales religions présentes dans le quartier et a organisé pour les enfants des visites des différents lieux de prière. Le phénomène dépasse donc l’islam, mais il est évident que cette religion est la première, par son nombre, à nous poser la question : « Quels croyants êtes- vous ? Quel est votre héritage ? ».

Ces manifestations d’origine religieuse ne peuvent laisser indifférents ni les jeunes français « de souche » observant leurs camarades alors qu’ils sont, eux, hors de portée d’une influence confessionnelle repérée ; ni la vieille génération, dont la jeunesse fut marquée par de telles pratiques. Ces dernières années, la correspondance du ramadan avec le carême, ou avec l’Avent, a sans doute encore poussé à réfléchir sur le choix de se priver de nourriture pour un temps donné, afin de laisser place à autre chose. L’abstinence alimentaire n’est qu’une forme d’abstinence parmi d’autres. Dans le carême comme dans le ramadan, elle n’a de sens que comme invitation à mettre son cœur et son corps à l’écoute de l’invisible. Par la privation, symbolique ou plus sévère, il s’agit d’approfondir sa relation à Dieu.

La coloration du ramadan et celle du carême sont bien différentes. Le jeûne musulman n’a rien de triste, alors que les chrétiens se remémorent par le carême l’épisode douloureux de la passion du Christ. Le ramadan fait référence à l’épisode de la « descente » du Coran vers Muhammad. La privation de nourriture a donc un lien avec la parole divine, tout comme dans le jeûne de Jésus au désert durant quarante jours et quarante nuits (temps pendant lequel il est tenté par Satan) : un récit qui se place juste avant le début du ministère d’enseignement de Jésus. Cet épisode lui-même rappelle le jeûne de Moïse qui eut lieu avant que ne lui soient données les tables de la Loi. Il n’est pas sûr que tous les pratiquants actuels du ramadan soient conscients que l’approfondissement spirituel doit accompagner la privation de nourriture. Pour les jeunes en particulier, ce peut être autant un réfèrent identitaire, une façon de se montrer différent, qu’une démarche religieuse. Il y a peut-être même chez certains une sorte de défi à relever. Mais comme une telle expérience ne reste sûrement pas sans effet, sur tout si elle est reconduite d’année en année, la dimension religieuse du phénomène ne doit pas être évacuée trop rapidement.

 

« Être avec »

Avignon/Photo DL/Angélique SUREL

Avignon/Photo DL/Angélique SUREL

Dans les communautés musulmanes, le soutien aux personnes démunies est particulièrement soumis à l’attention des croyants en cette période. Cette dimension de la solidarité a elle aussi été mise en valeur par les médias. On a pu constater que la solidarité est vécue de façon fort conviviale à Paris, rue de Tanger, par exemple, autour de la distribution de repas chauds aux personnes sans ressources, qu’elles soient musulmanes ou non.

Mais il est également intéressant de souligner que d’autres types de jeûnes de « solidarité » ont été proposés. À une époque où les attentats s’étaient multipliés en Algérie pendant la période du ramadan, des croyants s’étaient unis dans le XVIIIe arrondissement de Paris (dans les locaux de la Mission Populaire Évangélique), à l’initiative de l’association Avoir faim pour partager, pour une journée déjeune terminée par une prière interreligieuse. C’était tout à la fois exprimer la peine partagée et retrouver, ponctuellement, une forme de protestation invisible et commune. Protestation qui rejoignait l’islam dans ce qu’il vivait à ce moment-là, au plus profond de sa foi. Plusieurs fois, ces derniers mois, devant le journal télévisé et ces milliers de réfugiés kosovars aux visages amaigris, presque grimaçants de fatigue et de faim, j’ai eu de la peine à finir mon assiette. D’abord parce que le spectacle de cette catastrophe, non pas « humanitaire » mais humaine (on dit maintenant systématiquement l’un pour l’autre), avait de quoi serrer la gorge. Ensuite, parce que j’ai trouvé obscène, particulièrement devant la faim et l’ inconfort physique rendus tellement proches, de poursuivre mon repas. En effet, chaque journal télévisé nous rend ces personnes un peu plus familières, puisque de jour en jour nous les suivons dans leurs tribulations et nous les retrouvons dans cet immense camp qu’est devenue la région. Point de culpabilité déplacée ici, mais le sentiment d’une relation directe entre ce que nous mangeons et les images que nous voyons. Et j’ai trouvé du sens à imaginer jeûner une journée pour êtreréellement proche de ces personnes, pas seulement par l’image. Même si le jeûne n’exclut pas, évidemment, d’envoyer un colis. Dans nos sociétés, l’impératif de consommation a encore de beaux jours devant lui, même si quelques failles l’ont attaqué. Les crédits permettent tant de choses… Et dans la consommation, celle liée à la nourriture— toujours plus fine, personnalisée, préparée, quand on a les moyens de se l’offrir — n’est pas la dernière. L’impératif de minceur (qui lui aussi subit des baisses de popularité) est son pendant inévitable. Se priver de nourriture peut dans ce contexte apparaître comme bienfaisant et esthétique. Cependant, lorsqu’on prononce le mot de « jeûne », la connotation religieuse apparaît immédiatement. Qu’on range ce terme au chapitre des privations et mortifications, et on lui colle toutes sortes de préjugés dévalorisants.

Est-ce à l’opposé qu’il faut placer la grève de la faim ? Pas sûr. Comme moyen de pression (qu’on approuve ou non), elle dit, symboliquement, qu’aux yeux de celui qui ne s’alimente plus la cause défendue est plus importante que sa propre vie – en tout cas que son confort. Elle est donc, d’une certaine manière, spirituelle. Entre les deux, on peut situer ces jeûnes de solidarité, qui sont aussi une forme de protestation. Ils ne for cent aucun résultat, ils se contentent d’inviter à une réflexion et une expérience communes, et à témoigner. C’est une autre forme de la « manifestation », plus marquante, plus incarnée que le fait de descendre dans la rue. Le jeûne peut aussi être individuel et totalement insoupçonné. Il n’est là, alors, que pour se mettre à l’unisson du monde et de ses souffrances, pour rappeler à l’individu qu’il n’existe pas seulement dans son propre corps.

Cette connotation religieuse, alors ? Il me semble que croyants de toutes appartenances et non-croyants peuvent partager le sens du jeûne : spirituel, humain, mais pas forcément religieux. Parce que la faim est une sensation qui s’impose à tous, qu’on en fait l’expérience au cœur d’une seule journée, et qu’il faut y remédier plusieurs fois chaque jour ! Elle marque le temps et souligne, discrètement mais efficacement, notre précarité. Pour tous ceux qui peuvent imaginer sereinement, voir avec réjouissance, ce qu’ils vont « se mettre sous la dent » au prochain repas, se priver ponctuellement rappellera sans délai ce que c’est que de ne pou voir compter sur rien. Merci aux musulmans de nous permettre de retrouver la signification et la force d’un tel engagement.

Par Séverine Boudier, journaliste

Article publié dans la revue Autres Temps. Cahiers d’éthique sociale et politique. N°62, 1999. pp. 21-25.

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